«On m’a dit que j’étais complètement fou!»
Portrait
Stefan Moser est né et a grandi à Savognin dans une famille rhéto-romanche. Il y a 25 ans, ce cofondateur d’un magasin de sport a créé l’un des premiers sentiers raquettes de Suisse. Depuis une vingtaine d’années, le père de trois enfants et amateur de chasse exerce une activité accessoire d’accompagnateur en montagne.
Quel luxe de partir en randonnée en raquettes dans les Grisons avec pour seul bagage un sac à dos! La veille au téléphone, Stefan Moser avait insisté: il nous équiperait de pied en cap sur place. De fait, lorsque le photographe Markus Ruff et moi avons rejoint ce matin-là notre interlocuteur devant son magasin de sport, situé au bas du village de Savognin, deux paires de raquettes et de bâtons flambant neufs nous attendaient à l’extérieur. A notre surprise, ils étaient surveillés par un imposant chien de chasse. «Je ne vais nulle part sans Aramis», nous a annoncé le sympathique commerçant et accompagnateur en montagne en nous gratifiant d’une poignée de main énergique. Six raquettes, six bâtons et quatre pattes: telle était donc la composition de notre petit groupe lorsque, une demi-heure plus tard, il a foulé la neige à l’assaut de la «Königsroute», l’un des premiers sentiers raquettes de Suisse, balisé il y a un quart de siècle par Stefan Moser.
Stefan Moser, comment les gens de la région ont-ils réagi il y a 25 ans, lorsque vous leur avait annoncé votre projet de créer un itinéraire pour raquettes à neige au départ de Salouf?
De nombreuses personnes m’ont dit que j’étais complètement fou! (rires) Elles estimaient que ça ne marcherait jamais, surtout au Val Surses, où le ski et le snowboard sont rois. Le temps leur a donné tort: quelques années plus tard, les raquettes sont devenues un vrai trend et les chemins balisés se sont multipliés, que ce soit dans le canton ou ailleurs dans le pays.
D’où vous est-elle venue, cette idée «folle»?
C’est un ami installé au Canada qui m’a fait connaître les sentiers raquettes. A Savognin, j’avais constaté que de plus en plus de touristes ne pratiquaient ni ski de piste ni snowboard; j’étais justement à la recherche d’alternatives à leur proposer. Et puis, en tant que gérant d’un magasin de sport, j’avais bien sûr un intérêt tout particulier à assurer une location pérenne de l’équipement de sport hivernal. Baliser un itinéraire ici dans la vallée m’est apparu comme une solution idéale.
Concrètement, comment vous y êtes-vous pris?
J’ai commencé par motiver quelques personnes impliquées dans le développement touristique de la région à rejoindre mon projet. Nous avons alors élaboré l’itinéraire, en veillant à ce qu’il soit suffisamment exigeant pour convenir aux sportifs, suffisamment enneigé pour être praticable jusqu’au printemps et à ce qu’il dispose d’un point de vue à couper le souffle. Un fabricant de raquettes à neige nous a fourni des macarons estampillés de sa marque, que nous avons cloués sur des poteaux en bois. La Königsroute était née! Plus tard, l’itinéraire a été remanié pour atteindre son tracé actuel. Et le balisage a été remplacé par des panneaux roses.
Tester et remanier, c’est un peu la philosophie de Stefan Moser. Visiblement, ce natif de Savognin – qui a quitté la région pour se former à la menuiserie et au commerce avant de revenir s’y installer – fait partie des gens qui préfèrent se lancer avec un projet imparfait plutôt que de ne rien faire du tout. Les nombreuses idées du quinquagénaire nourrissent aussi son activité d’accompagnateur en montagne, qu’il exerce depuis une vingtaine d’années en parallèle à celle de commerçant.
Même sans connaître cette seconde casquette, je l’aurais sans doute devinée peu de temps après avoir entamé la randonnée. Durant l’agréable montée dans la forêt en direction du hameau de Munter, mon interlocuteur s’arrête régulièrement pour me rendre attentive aux curiosités naturelles qu’il semble détecter partout. J’apprends ainsi qu’à l’image des gastronomes, les écureuils font sécher des champignons au soleil puis les remisent dans des cachettes pour l’hiver. A l’aide de son bâton, Stefan Moser dessine dans la neige le fascinant système de communication en réseau qu’utilisent les arbres, relais à l’appui. Pointant de petits monticules bruns bien visibles sur le manteau blanc, il m’explique qu’il s’agit de crottes de loup, encore relativement fraîches.
Hier soir depuis ma chambre d’hôtel à Savognin, j’ai justement entendu hurler des loups. Avez-vous déjà eu l’occasion d’en apercevoir durant une randonnée?
Durant une randonnée, non. Par contre, il y a quelques années, alors que je passais la soirée dans le cabanon de montagne d’un ami, je suis sorti prendre l’air. Le faisceau de ma frontale a capté deux paires d’yeux qui me dévisageaient, quelques dizaines de mètres plus loin. Comme tous les chasseurs, je savais que s’il s’était agi de cerfs, ils auraient rapidement tourné les talons. Mais ils restaient obstinément plantés là. J’ai alors baissé ma lampe et constaté qu’il s’agissait de deux loups, assis tranquillement. C’est moi qui ai tourné les talons et qui suis rentré dans la maison. (rires)
Vous pratiquez la chasse depuis une trentaine d’années. Cette activité n’est-elle pas en contradiction avec votre amour de la nature, faune y compris?
A l’inverse, je pense que la chasse est le meilleur moyen de respecter les animaux que l’on mange. Je suis toujours interpellé par le nombre de personnes qui consomment de la viande dont ils ne connaissent pas précisément la provenance. Moi, je suis un «chassétarien» (n.d.l.r.: «Jägetarier» en allemand): je mange quasi uniquement de la viande d’animaux que j’ai abattus moi-même avec le plus grand respect possible. Chaque morceau est ensuite dégusté en pleine conscience. Il faut aussi rappeler qu’en Suisse, la chasse est strictement cadrée. D’ailleurs, les cerfs de la région le savent bien: souvent, ils viennent brouter pile à la limite de la zone d’interdiction de chasse, comme pour nous narguer.
Après avoir grimpé dans un champ de neige à découvert, nous arrivons à Munter, point le plus élevé de la Königsroute. Stefan Moser n’avait pas menti: depuis le hameau, la vue sur le Piz Mitgel, un sommet emblématique de 3159 mètres, est somptueuse. Notre guide s’installe confortablement au soleil devant l’un des mazots rénovés avec style – tous déserts ce jour-là –, donne à boire au vaillant Aramis et sort de son sac des provisions estampillées Val Surses. J’en profite pour revenir au thème de la pratique de la randonnée en raquettes.
Comment cette pratique a-t-elle évolué récemment?
Alors qu’il y a une vingtaine d’années, la randonnée en raquettes séduisait plutôt des seniors en quête d’activités douces, ses adeptes sont désormais représentatifs de la société entière. Même les jeunes sportifs branchés s’y sont mis. Les fabricants développent d’ailleurs des modèles plus techniques et rapides. Pour les personnes issues de la migration, qui ne font pas forcément du ski de piste, les raquettes constituent un bon moyen alternatif de profiter de la neige et de la montagne. Globalement, j’ai l’impression que cette activité est entrée dans les mœurs, d’autant qu’elle colle avec une sensibilité accrue aux questions environnementales.
Un bilan plutôt réjouissant pour le patron de magasin de sport que vous êtes, non?
Oui et non. Après une explosion des ventes de raquettes, dont le pic a été atteint il y a 5-10 ans, les chiffres tendent à se stabiliser. En effet, les gens ne les remplacent en moyenne que tous les dix ans, contre environ tous les cinq ans pour les skis. Pas terrible pour le commerce mais réjouissant pour la Planète. Et puis cela me pousse à continuer à être créatif, à proposer des excursions guidées hors du commun. Je me suis notamment spécialisé dans les randonnées nocturnes, par exemple à la pleine lune. Elles ont l’avantage de me permettre de passer la journée au magasin lors des pics saisonniers.
Un sentier raquettes pionnier au-dessus de Salouf
Une vue imprenable sur le Piz Mitgel, de la neige jusqu’au printemps et la garantie d’avoir mérité sa part de tourte aux noix en fin de journée: créée il y a un quart de siècle, la «Königsroute» a de nombreuses cordes à son arc. Cet itinéraire exigeant de plus de cinq heures constitua, à sa création, l’un des premiers sentiers raquettes de Suisse. C’est en discutant avec un ami installé au Canada que Stefan Moser, enfant du pays et adepte de sports de neige sous toutes leurs formes, a eu l’idée – «complètement folle» selon de nombreux habitantes et habitants du Val Surses – de mettre en avant cette activité plus douce et durable que le ski de piste. Les temps ont changé et la pratique de la randonnée en raquettes s’est fait une place de choix dans le cœur des Suisses. La Königsroute, elle, est restée, bien que dans une forme légèrement remaniée par rapport à ses débuts. Le sentier raquettes balisé démarre à l’arrêt de bus «Salouf, scola». Après une brève marche d’accès, on s’enfile sous le couvert des arbres et on grimpe agréablement et régulièrement jusqu’à la lisière de la forêt, qu’on longe ensuite sur quelques centaines de mètres. Un peu en dessous de Munter, on ressort en pleine lumière et on effectue la dernière montée jusqu’à ce charmant hameau. Son ensoleillement et la vue qu’il offre sur l’emblématique Piz Mitgel en font un endroit idéal pour pique-niquer. Il est alors temps d’attaquer la descente, d’abord en lisière de forêt puis sur une piste forestière, vers Del. Avant d’atteindre ce hameau, un dernier effort est requis, puisque le chemin remonte brièvement. Puis on plonge sur Salouf et son arrêt de bus.